La course à l'échalotte
Au début de 1944 je fus affecté à la section BT13. Ces avions étaient stationnés à la" piste sud".
Je rappelle les caractéristiques du Vultee BT13 Valiant, avion des écoles américaines :
Mise en service : 1940. Entraînement. Moteur Pratt & Whitney R985, 9 cyl. en étoile, 450 Ch. Vit. max. 295 km/h. Envergure : 12,86m, Longueur : 8,76m, hauteur 3,75m, poids au décollage : 1980kg, Plafond : 5000M. Train d'atterrissage fixe.
Cet avion était d'une construction assez particulière. La partie centrale du fuselage était formée d'un assemblage de tubes soudés allant de la cloison pare-feu du moteur jusqu'à l'arrière du siège moniteur-pilote. Sur l'avant venait se fixer le moteur et sur l'arrière le reste du fuselage, construit en bois et contre-plaqué. Idem pour la voilure. Nous n'avions pas de problèmes avec cet avion, tout au moins sous le climat de KT. L'entretien était extrêmement facile. Le revêtement des côtés de la partie centrale était formé de grands panneaux démontables, en plastique, maintenus par des "dzus" ( attaches rapides ).
L'hélice était une bipale Hamilton Standard à pas variable avec pales en bois plastifié.
Le BT13 était surtout utilisé pour la familiarisation au vol en patrouille.
Vers cette même époque je fus envoyé à l'hôpital militaire de Casablanca pour y subir une opération. Cela me valu une permission de convalescence au cours de laquelle je partis pour un centre d'accueil d'Alger. En fait ce que je voulais c'était aller en Corse, dans un village où j'avais encore de la famille. Ce département était libéré depuis septembre 1943 mais il n'existait pas encore de document officiel permettant la venue en Corse des permissionnaires.
J'arrivai à Alger le 1er mars. Je pris d'abord contact avec le centre d'accueil puis, aussitôt après, je montai à El Biar. C'était un quartier, situé sur les hauteurs d'Alger, où siégeait le commandement de l'armée de l'air en AFN. Cet organisme était dénommé "Air Supérieur".
Je pénétrai dans les jardins d' "Air Sup" et, décidé à frapper à la bonne porte, je demandai à un passant où se trouvait le général X. Mon interlocuteur me désigna celui-ci conversant avec un groupe d'officiers.
J'attendis que l'entretien soit terminé et dès que le général se dirigea vers son bureau je me précipitai. Je désirais lui parler à l'extérieur, plutôt qu'à l'intérieur, car on disait des choses sur le général. Ragots auxquels, bien sur, je ne prêtais pas attention, mais je préférais m'en tenir au principe de précaution. Indépendamment de cela, personne, parmi le personnel extérieur à Air Sup, n'avait l'idée de monter à El Biar demander une faveur au général puisque, en principe, la voie hiérarchique était obligatoire. Cependant le général ne sembla pas en faire cas et me dit d'aller voir, de sa part, le capitaine Martin au service administratif.
Le capitaine parut très embarrassé lorsque je lui présentai ma requête. Cependant il alla compulser des dossiers et revint avec le sourire : " Vous avez de la chance ! Une note de service vient de sortir, autorisant les permissionnaires à aller en Corse, mais elle n'a pas encore été diffusée dans les unités. Donnez-moi votre permission , je vais en modifier la destination et je préviendrai K.Tadla ". Je descendis vers Alger, le cœur léger, très heureux du résultat de ma visite à Air Sup.
Pour être embarqué il fallait, en premier lieu, se faire enregistrer au " bastion XV". C'était un bâtiment qui était, peut être, contemporain de la construction des quais du port d'Alger. Il était incorporé dans une série d'entrepôts, bordant et surplombant les quais. Au-dessus passait le boulevard du front de mer. Il y avait, au bastion XV, des militaires de toutes les armes. Ils étaient en instance de départ pour la Corse ou pour le front d'Italie. Par mesure de sécurité personne ne connaissait la date et l'heure de départ des convois.
Nous étions logés et nourris sur place. Nous pouvions sortir en ville mais nous devions revenir toutes les deux ou trois heures car les départs n'étaient annoncés que peu de temps à l'avance.
Par suite des opérations militaires, en cours ou à venir, les rues d'Alger regorgeaient de soldats de toutes nationalités. Peut-être même y avait-il plus de militaires que de civils.
Un après-midi il me fut donné d'assister, réfugié sous un porche, à une bataille rangée suscitée par un incident entre soldats corses et prisonniers italiens. Ces derniers, détenus dans des camps américains, étaient autorisés à sortir en ville. Ils étaient vêtus de tenues américaines et portaient, comme signe distinctif, une petite botte en tissu rouge cousue sur une manche de leur veste. A l'opposé, les Corses, mobilisés après la libération de leur département, portaient les anciennes tenues de l'armée française, en gros drap, avec ceinturon et bandes molletières. Par suite, ils supportaient mal de voir les prisonniers italiens bénéficier des libéralités de l'armée américaine.
Une bagarre se déclencha, entre Corses et Italiens, dans une petite rue qui reliait la rue d'Isly –rue principale d'Alger – au boulevard du front de mer. Des noirs américains, qui passaient par-là, intervinrent à leur tour et se mirent à taper à tour de bras sur les belligérants. Survinrent alors de nouveaux participants. Il s'agissait, en majorité, de matelots de différentes nationalités. La rue devint bientôt un champ de bataille.
Alors je vis arriver une patrouille de tirailleurs accompagnée par un élégant petit sous- lieutenant. Elle entra, en vue de rétablir l'ordre, dans la foule des combattants, mais fut absorbée par elle. Peu de temps après je vis le petit sous-lieutenant surnager au-dessus des têtes, porté par quelques bras, puis sombrer à nouveau dans la mêlée…..Cela ressemblait plus à une émeute qu'à une bagarre entre ivrognes.
Sur ces entrefaites survint la Military Police, à bord de quatre ou cinq jeeps suivies d'une ambulance. Les nouveaux venus, sortant leurs matraques, se mirent à cogner comme des sourds sur tout ce qui se présentait à eux…….En une minute, comme par miracle, la rue se vida de ses occupants……Seuls restèrent sur le sol quelques ivrognes, blessés ou matraqués, qui furent embarqués sans ménagement.
Le calme revenu je sortis de ma cachette et je vis que la rue était jonchée de coiffures militaires : bérets, casquettes, calots. Parmi elles, le képi du petit sous-lieutenant…..
Un soir, à la nuit tombante, il y eut une alerte. Un ou plusieurs avions allemands étaient signalés venants vers Alger. Dans les minutes qui suivirent les centaines de canons antiaériens Bofors (1) installés sur les hauteurs de la ville et sur les navires mouillés en rade, se mirent à cracher des milliers d'obus traceurs vers les assaillants présumés. Les trajectoires montaient de toutes parts, formant sur la voûte céleste une trame lumineuse d'aspect féerique. Il semble que les avions signalés aient fait demi-tour avant d'arriver à la verticale d'Alger.
Il y avait déjà plusieurs jours que j'étais au bastion XV et il n'était toujours pas question de départ pour la Corse. Je commençais à désespérer. (A suivre)
Au bastion XV je lisais dans les journaux d'Alger que telle ou telle personnalité s'était rendu en Corse par les lignes militaires françaises (ex Air France). J'ai alors pensé que la méthode qui m'avait si bien réussi à Air Sup pouvait peut être fonctionner encore dans d'autres circonstances.
Je me rendis donc, un matin, dans les locaux ou siégeaient les organismes officiels, dont l'un, celui des transports aériens, était sous le contrôle d'un homme politique nommé André Le Troquer. Je demandais une entrevue avec lui. Elle me fut accordée et je reçus un numéro d'ordre. Après une longue attente je fus enfin introduit dans le bureau d'A. Le Troquer. Je lui exposais le motif de ma visite et mon souhait de partir en Corse par les Lignes Aériennes Françaises. Pendant que je lui parlais il opinait du bonnet ce qui m'incitait à penser qu'il allait me donner satisfaction. Lorsque j'eus terminé il appela un de ses adjoints, un lieutenant (encore un), qui était vraisemblablement chargé des transports aériens vers la Corse.
Je pensais, stupidement, que Le Troquer allait lui donner des ordres. …mais, à ma grande surprise, c'est le lieutenant qui lui dit, sans même m'accorder un regard : " Il ne m'est pas possible de créer un précédent en embarquant du personnel subalterne à bord des avions. Je m'y refuse absolument ! ". Alors Le Troquer se tourna vers moi et me dit d'un air désolé : " Vous voyez ! Je ne peux rien faire pour vous ".
Je repartis, tête basse, en fulminant contre les hommes politiques et leurs lieutenants.
A quelques temps de là de nouvelles rumeurs parvinrent jusqu'à moi, selon lesquelles l'Air Transport Command US assurait des liaisons avec la Corse et prenait à bord de ses avions tous les militaires qui se présentaient, quelle que soit leur nationalité. Je me résolu à aller à la base de Maison-Blanche pour y tenter ma chance. En somme il s'agissait de faire une sorte d'avion-stop.
Un matin je fis donc du stop (auto) à la sortie d'Alger. Une fille de l'armée de l'air vint bientôt se joindre à moi. Elle montait à Maison-Blanche pour y faire des photos d'identité. Un GMC de l'armée américaine nous prit à son bord. La jeune fille et moi étions assis face à face, contre la ridelle arrière du camion.
En arrivant près de Maison-Blanche le conducteur arrêta son véhicule à une intersection. A ce moment arriva derrière nous un autre GMC dont le conducteur vit trop tard que nous étions à l'arrêt. Il ne parvint pas à s'arrêter à temps et percuta l'arrière de notre camion. Celui-ci fit un bond en avant. Comme nous étions, la jeune fille et moi, en appui contre la ridelle arrière, nous fûmes, après une pirouette, projetés sur la route, devant le camion tamponneur, - enfin arrêté -. Je me retrouvai allongé à terre, sans dommages, tandis que la jeune fille avait le visage en sang.
Les conducteurs nous emmenèrent à un poste de secours ou le responsable nous fit examiner. Un infirmier soigna la jeune fille. Celle-ci, ayant le visage couvert de mercuro-chrome, renonça à ses photographies. L'un des conducteurs m'emmena à Maison-Blanche.
En arrivant je constatai qu'une centaine de militaires américains faisaient la queue devant un bureau qui, semblait-il, délivrait des laissez-passer. Pendant que je patientais je vis un Dakota, prêt à décoller, débarquer deux personnes qui furent ramenés aux hangars. Il s'agissait de deux Français. Ils furent priés de quitter les lieux.
Une fois encore je rentrais bredouille à Alger. Je n'avais plus qu'à faire comme tout le monde : attendre le bateau.
Enfin, le 12 mars l'embarquement eu lieu sur le paquebot "El Biar" (2). Nous avons navigué en convoi, accompagnés par des escorteurs.
J'étais logé dans une cabine d'équipage. Celle-ci, située à l'arrière du navire, non loin des hélices et au niveau de la ligne de flottaison, ne possédait pas, et pour cause, de hublot. Il y avait une couchette, appuyée directement contre la coque du bateau. Le temps était mauvais avec des creux de huit mètres ou plus. La traversée fut interminable.
Naviguant, compte tenu de l'état de la mer, face au vagues, , le navire était animé d'un mouvement de tangage de grande amplitude. L'arrière se levait dans un mouvement lent d'ascenseur. Je me demandais si cette montée allait enfin s'arrêter….. A ce moment là les hélices émergeaient et, tournant à vide, communiquaient à la coque des vibrations qui se transmettaient à ma couchette. Au même instant la proue du navire entrait comme un coin dans la lame suivante, avec un bruit de tonnerre…. Les vibrations venant de l'avant se mêlaient à celles venant de l'arrière….J'avais du mal à rester en place sur ma couchette…..Après cela commençait un mouvement lent de descente qui, lui aussi, me semblait ne jamais devoir finir….
Du 12 jusqu'au 15 mars le bateau ne cessa pas de faire ce mouvement de balancier. Enfin le 15 nous étions en vue d'Ajaccio. Dix neuf jours s'étaient écoulés depuis mon départ de Kasba-Tadla. Le 16 mars j'arrivais au village.
Le retour de Corse eu lieu à la mi-avril. A mon arrivée au dépôt qui, à Ajaccio, avait la charge de l'embarquement des militaires, les choses allèrent très vite. On nous informa que le croiseur "Gloire" qui était ancré dans la rade, allait nous prendre à son bord.
Il faisait un temps magnifique. Le navire quitta la rade et prit sa vitesse de croisière. Le lendemain nous étions à Mers-el-Kébir. Quelques jours après j'étais de retour à Kasba-Tadla.
En arrivant je vis que le moral des troupes n'était pas très bon. Je me suis alors souvenu qu'il y avait, sur les murs d'Alger, des affiches demandant aux jeunes algéroises de s'engager dans l'armée afin de rendre disponibles des hommes qui pourraient ainsi être envoyés dans les unités combattantes. En fait les filles partaient sur le front italien, dans des bataillons médicaux.
Nous voulions tous participer à la libération de la France, que nous soyons métropolitains ou "pieds-noirs" (3) mais nous étions en présence d'une situation absurde, beaucoup de pieds-noirs allaient participer à cette libération (avec, en plus, 200.000 tirailleurs algériens, marocains et tunisiens) mais des métropolitains étaient maintenus, contre toute logique, en AFN. Il faut dire que depuis le 10 mai 1940 l'armée n'en était plus à une absurdité près. Pour les services qui, là haut, sur les hauteurs d'Alger, géraient les personnels de l'armée de l'air, l'essentiel était que les postes soit pourvus. L'individu pris isolement était pour eux une entité virtuelle.
J'ai alors pensé que pour nous, Parisiens, Marseillais, Bordelais etc, les carottes étaient cuites et que nous n'avions plus qu'à espérer, pour bientôt, le retour à la vie civile.
Nous avons continué à nous occuper consciencieusement des BT13 en attendant "la quille".
En octobre 1945, à Boufarik, non loin d'Alger, je pris place à bord d'un C47 qui me ramena en métropole. Je fus démobilisé ce même mois. Ainsi pris fin ma carrière militaire après six ans et demi de "bons et loyaux services".
Remarque : Les unités combattantes de l'armée de l'air d'AFN furent équipées, à partir de 1943, de Spitfires (GC1/3), de P47 Thunderbolts, d'Airacobras, de B26 Marauders, de P38, de C47 Dakota.
FIN
(1) Canons Bofors : Canons de DCA, automatiques, de calibre 40 mm, utilisés par les armées alliées
(2) L' "El Biar" fut coulé par les Allemands, le 20 avril, au large d'Alger.
(3) Ce terme n'était pas utilisé à cette époque-là
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