Les jours et les nuits de Kasba-Tadla
Les distractions étaient rares à Kasba-Tadla. De temps à autres les repas de fin de stages apportaient quelque animation. Le reste du temps j'allais, après le dîner, m'asseoir dans un café avec les copains de chambre. La conversation allait bon train. Chacun rapportait et commentait les incidents de la journée. L'aviation était bien entendu au centre de la discussion, mais il y avait aussi les potins qui, de bouche à oreille, se propageaient à travers la base. Ceux-ci pouvaient concerner les événements internationaux mais aussi les problèmes internes à la base et, bien souvent, les commérages visant des habitants de la localité, militaires ou civils.
Ainsi, par exemple, certains prétendaient avoir vu, au travers des volets d'une chambre du rez-de-chaussée de l'hotel-restaurant, un adjudant se livrer à certains ébats avec la serveuse de l'établissement. D'après les dires il était nu comme un ver –ce qui était dans l'ordre des choses- mais, curieusement, il avait gardé sa casquette d'adjudant. Et chacun de se poser la question : était-ce pour affirmer son autorité auprès de la dame ? Ou bien pour assouvir un fantasme cultivé par l'un des participants ? La question reste posée.
D'ailleurs les rapporteurs étaient-ils des témoins dignes de foi ? Personne ne pouvait affirmer quoi que ce soit…..mais on en parlait quand même.
Il faut dire qu'il y avait 800 hommes à la base et quasiment pas de femmes. Il y avait les épouses des militaires de l'armée de terre mais celles-ci restaient, en général, fidèles à leurs maris partis combattre en Italie. Quelques-unes unes, cependant, faisaient exception à cette règle. Une fois leur réputation établie il y avait beaucoup d'amateurs mais peu d'élus.
En désespoir de cause il restait deux alternatives : le "quartier réservé" ou bien l'établissement tenu par une femme dénommée "la Mère Blanche". Mais peu se hasardaient en ces lieux pour autre chose que boire un thé ou une limonade. Ceux qui cédaient à la tentation étaient souvent vus, quelques temps après, rasant les murs du côté de l'infirmerie.
Tard dans la soirée nous regagnions notre chambre. La conversation reprenait mais, cette fois, il était questions d'événements, souvent plaisants, du passé.
Périodiquement revenait sur le tapis une histoire dont personne ne pouvait garantir l'authenticité :
Sur le Morane 230 les manches à balais des places avant et arrière pouvaient se retirer facilement par simple traction manuelle sur un axe. On racontait qu'un moniteur de l'école d'Istres, avant guerre, avait pour habitude, lorsqu'il jugeait son élève apte à être lâché en solo, de retirer son propre manche et de le jeter par-dessus bord, laissant ainsi à l'élève le soin de poser l'avion.
Un jour, un garçon facétieux emporta un deuxième manche avec lui. Lorsque le moniteur jeta son manche l'élève jeta aussi le sien ( qui n'était, en fait, que le manche supplémentaire ). Ce que voyant le moniteur aurait, disait-on, utilisé son parachute pour regagner la terre ferme, tandis que l'élève ramenait l'avion au terrain. Inutile de dire que la véracité de cette histoire n'a jamais été confirmée.
Les anciens du 1/3 évoquaient des souvenirs communs : la tempête du 3 janvier 41, les virées sur la plage d'Ain-el-Turk, la " marche sur Misserghin ". L'année 42, avec l'arrivée des Américains, n'était pas oubliée.
Misserghin était une petite localité située à une dizaine de kilomètres de la base d'Oran-La Sénia. Le commandement avait décrété, durant l'année 1941, que le personnel devait entretenir sa forme physique et, pour cela, il serait dorénavant astreint à faire de la marche, comme dans l'infanterie. Un premier exercice fut organisé. Il s'agissait de faire, avec armes et bagages, le trajet aller et retour La Sénia-Misserghin. Dans cette dernière localité un repas serait servi dans le réfectoire d'un régiment cantonné sur place. Le détachement de l'armée de l'air était commandé par un capitaine du service administratif ( celui-ci était, à l'origine, un pilote mais il avait été versé dans un service au sol à cause de son intempérance). A l'aller tout se passa comme prévu mais, à Misserghin, le régiment chargé d'organiser le repas avait mis les petits plats dans les grands. Ce qui devait n'être qu'un repas frugal devint plutôt un "gueuleton" avec vin à discrétion.
Le retour à la base fut très problématique. On aurait pu croire que le détachement était perdu, corps et biens. Cependant les participants commencèrent à arriver, d'un pas incertain, individuellement ou par petits groupes. Les retours s'échelonnèrent sur, peut être, deux heures. Il y eut des sanctions : salle de police ou arrêts de rigueur. L'expérience ne fut pas renouvelée.
Outre ces anecdotes se rapportant à la vie militaire, nous évoquions nos vies d'avant guerre, dans nos quartiers ou nos banlieues. Nous pensions à nos parents de qui nous étions sans nouvelles depuis longtemps.
Au début de 1944, une note, provenant du commandement de l'armée de l'air en AFN, fut affichée au service administratif de la base. Le commandement recherchait des mécaniciens volontaires pour une affectation, comme mécaniciens navigants/mitrailleurs, dans des groupes français de bombardiers lourds opérant en Angleterre (1). Nous fûmes tous volontaires. Nous attendions cela depuis longtemps. Malheureusement, en raison du manque d'effectifs à Tadla, aucun de nous ne fut agréé. Chacun fut appelé devant un officier. Certains d'entre nous étaient, selon lui, trop grands pour entrer dans une tourelle de bombardier, d'autres étaient trop petits, d'autres enfin trop gros ou trop maigres. Nos espoirs de participer à la libération de la France s'envolaient.
(1) Il s'agissait des groupes Tunisie et Guyenne équipés de quadrimoteurs Halifax.
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