Visiteurs d'un autre monde
Au soir du 7 novembre 1942 j'avais pris place dans le train qui, chaque jour, assurait le transport du personnel marié ou permissionnaire entre la base aérienne et la gare d'Oran.
Mes réflexions furent interrompues par l'arrivée d'un camarade. Il venait m'avertir qu'il y avait une alerte et que, en conséquence, nous devions nous rendre à l'armurerie et gagner ensuite les tranchées de défense de la base. J'étais furieux de ce contretemps causé par ce que je pensais n'être qu'un exercice de routine.
Après avoir changé de vêtements je me rendis au mess (j'étais sergent depuis peu) afin d'y percevoir le ravitaillement pour la nuit. Le menu, classique en ces circonstances, était le suivant : sardines en conserve, oignons, vin (un bidon) et boule de pain.
Puis, je dus aller, comme prévu, à l'armurerie. Ayant été institué chef de pièce au FM j'étais flanqué d'un tireur et d'un servant. Nous avons pris possession de nos armes…sans les dégraisser…car, au niveau subalterne, personne n'avait jamais pris ce genre d'opération au sérieux.
A la tombée de la nuit nous avons gagné nos emplacements dits "de combat". Le nôtre était un site privilégié et très sécurisant : Il était placé aux abords immédiats de la soute à bombes, et, détail encourageant, près des hangars dits "de Valmy". Le dispositif que nous occupions était formé d'une tranchée comportant, à chacune de ses extrémités, une plate-forme de tir. La tranchée elle-même était inutilisable car, depuis de longs mois, les militaires circulant sur la piste l'avaient détournée de son usage initial et l'utilisaient, à l'occasion, pour satisfaire, en urgence, ce que l'on pourrait appeler, comme sur certains documents du 19ème siècle, des appels de la nature. Des fragments, maculés, de l'Echo d'Oran, témoignaient de cette utilisation incongrue.
Après un repas léger nous sommes allés rendre visite à nos camarades des tranchées voisines. Un peu plus tard, le vin aidant, nous avons sombré dans une douce quiétude.
Au cours de la nuit nous fûmes tirés de notre torpeur par un grondement lointain qui, peu à peu, gagnait en intensité. De loin en loin des éclairs illuminaient la côte oranaise. Une sourde inquiétude se fit jour parmi nous. Quelqu'un hasarda, pour se rassurer, "c'est sûrement des exercices, une opération de commando !".
Au lever du jour nous ne savions toujours pas ce qui se passait. Des Dewoitine 520 décollèrent. Nous avons alors décidé de dégraisser le FM. L'un d'entre nous déplia un journal et le mis sur le bord de la tranchée. Nous y avons déposé les pièces nettoyées. Comme rien ne semblait presser nous sommes sortis faire quelques pas à l'extérieur. Nous percevions le bourdonnement des D520 qui évoluaient au-dessus du terrain.
Tout à coup quelqu'un hurla : "couchez-vous ! couchez-vous !". Je vis alors, sans comprendre, le sol se soulever en petites gerbes de terre autour de moi. Je bondis dans la tranchée. Un vacarme se déchaîna au-dessus de nous. Des avions plongeaient sur notre position en la mitraillant……Puis, enfin, le calme se rétablit. Personne n'avait été touché.
Cependant, des avions, paraissant être des Spitfires, frappés d'une étoile blanche (?) (1), se livraient à un véritable carrousel autour de la base. Les D520 les attaquèrent . Il s'ensuivit une mêlée confuse au cours de laquelle je vis un 520, poursuivit par un Spitfire, virer au ras du sol, tandis que les balles traçantes labouraient son fuselage, arrachant des morceaux de métal. Au sol des avions brûlaient.
Après une courte acalmie des Fairey "Albacore" bombardèrent les hangars du 3/3 (ex 1/3). Nous avons tenté d'assembler les pièces du FM, mais certaines d'entre elles avaient été dispersées lors du mitraillage.. Le percuteur resta introuvable.
Le lieutenant commandant la défense du terrain vint nous voir. A nos questions, concernant l'identité de nos assaillants, il répondit ne pas savoir qui nous attaquait. Ses ordres furent les suivants : " Si la base est attaquée par des fantassins ou des parachutistes vous devrez résister à outrance… Si ce sont des chars vous pourrez vous replier mais en vous remettant périodiquement en position de tir…." (?) (2).
Nous ne comprenions toujours rien aux événements. Dans le courant de la journée nous vîmes plusieurs avions évoluer au-dessus de la sebkra (le lac salé) d'Oran. Brusquement, certains d'entre eux, désemparés, piquèrent vers le sol en laissant derrière eux de longues traînées noires. Les impacts au sol furent marqués par d'immenses nuages de fumée. Nous apprîmes par la suite qu'il s'agissait d'une patrouille de D520 qui avait été surprise, semblait-il, par une formation adverse. Le commandant du groupe était au nombre des victimes.
Au matin du 9 novembre tout était calme, mais nous avions l'impression qu'il allait se passer quelque chose. Effectivement, un moment après, nous aperçûmes un nuage de poussière qui se développait vers l'extrémité ouest de la base. En l'observant à la jumelle nous avons distingué une colonne motorisée composée de toutes sortes de véhicules de couleur verte et marqués d'étoiles blanches. Au fur et à mesure de la progression des nouveaux venus nous voyions les têtes des défenseurs ouest de la base s'escamoter progressivement dans les tranchées. Lorsque les assaillants ne furent plus qu'à une centaine de mètres un mouchoir blanc s'agita.
Des chars investirent le terrain et, bientôt, entourèrent notre position. Nous sortîmes en agitant un mouchoir blanc…..Une sorte de martien apparut alors au sommet de la tourelle d'un char : teint basané, casque vert recouvert d'un filet…..Il nous demanda, en anglais nous semblat-il, si nous étions allemands. Il ne comprenait pas le français. Il y avait parmi nous plusieurs pieds-noirs oranais qui engagèrent avec lui un dialogue en espagnol. Ils comprirent que c'était un Américain venant de Californie.
Nous avons entouré le char….Nous entendions des propos apaisants tels que : "amigo ! amigo !". Au moment ou tout semblait aller pour le mieux un incident se produisit. Des artilleurs français, en batterie au village de Valmy, et dont le zèle n'avait d'égal que celui de leurs glorieux prédécesseurs de 1792, ouvrirent le feu sur les chars, sans se préoccuper le moins du monde de notre présence. Il y eut autour de nous des explosions, des gerbes de terre et de fumée. Nous nous sommes plaqués au sol et avons rampé vers la tranchée. Malheureusement une difficulté nous est apparue. Pour pénétrer dans cette tranchée il fallait franchir la levée de terre, or nous entendions, au-dessus de celle-ci, le sifflement ininterrompu de projectiles en provenance d'armes légères
Une accalmie nous permit enfin de plonger dans la tranchée salvatrice. Nous sommes tombés les uns sur les autres. J'ai finalement hérité d'un espace réduit qui, compte tenu de son odeur, ne laissait aucun doute sur l'utilisation qui en avait été faite auparavant. Malgré tout je m'estimais très chanceux de pouvoir m'allonger et de faire corps avec le sol.
. Autour de nous les chars rugissaient et tournaient en rond sans arriver, semblait-il, à localiser les départs de coups. Une de ces machines s'immobilisa au-dessus de moi, à la limite de la tranchée. J'apercevais les chenilles et le canon à deux mètres au-dessus de ma tête. Le canonnier s'étant décidé à ouvrir le feu, les détonations furent pour moi autant de coups de matraque derrière la tête. A intervalles réguliers celle-ci était violemment repoussée contre la fange malodorante qui garnissait le fond de la tranchée…….
Enfin le calme se rétablit, notre punition était terminée. Nous avons été dirigés sur la "baraque de la météo", une construction située à la limite de la base, en lisière de la sebkra. Progressivement nous fumes tous rassemblés, pour la nuit, dans cette bicoque. Nous étions peut être deux cents, debout sur quelques mètres carrés. Il nous était interdit de sortir. Les heures passèrent, interminables…..L'odeur était si insupportable que le GI qui vint nous ouvrir , au petit matin, esquissa plusieurs pas de recul.
On nous autorisa à occuper une tranchée proche de la baraque de la météo. Nous étions à la lisière est d'un immense rassemblement de véhicules de toutes sortes. Nous nous sommes alors souvenus d'une information, parue quelques temps auparavant dans la presse locale, selon laquelle, aux USA, l'armée américaine manœuvrait, faute de matériel, avec des canons en bois..
Dans la journée un fait nouveau se produisit. Des obus de gros calibre, venant, semblait-il, de la batterie côtière de Santa-Cruz, se mirent à tomber sur le terrain. Nous avons pensé que cette batterie tentait de pilonner le rassemblement américain mais, fait inexplicable, les obus tombaient toujours à deux cents mètres de leur objectif supposé, dans une zone totalement déserte.
Enfin l'armada des camions GMC et des chars s'ébranla vers Oran et cette malheureuse affaire Franco-Anglo-Américaine trouva sa conclusion.
Quelques jours après, dans un désir commun de réconciliation, nous avons été rassemblés, avec les Américains, dans la cour de la base. Les couleurs françaises et américaines furent envoyées. On joua les hymnes nationaux. Puis les Américains occupèrent la base et nous envoyèrent cantonner dans les fermes avoisinantes. Plus tard, lors d'une prise d'armes en commun, des décorations furent remises à des militaires des deux bords, en récompense de leur belle conduite au feu…..…(3).
Ainsi prirent fin, à la base d'Oran-La Sénia, les événements baptisés : OPERATION TORCH
(1) L'étoile blanche n'avait, à l'époque, aucune signification pour nous. Les raids massifs des bombardiers US sur l'Europe occupée ne commencèrent qu'au début de 1943. Donc en 1942, vraisemblablement, aucun avion à étoile blanche n'avait été abattu en France. D'où notre ignorance quasi générale à ce sujet. Il faut noter aussi que, dans le contexte de 1942, l'idée d'un débarquement américain en Afrique du Nord ne nous était jamais venue à l'esprit.
En ce qui concerne le type d'avion utilisé il m'est difficile, si longtemps après, d'affirmer qu'il s'agissait bien de Spitfires. Des historiens rapportent que les Anglais utilisaient bien des Spitfires, mais aussi des Sea Hurricanes. Ces appareils portaient des étoiles blanches en lieu et place des habituelles cocardes. Cela en raison de l'hostilité des Français, vis à vis des Anglais, depuis l'affaire de Mers-el-Québir. D'autre part les Américains utilisaient des Spitfires qui leur avaient été livrés par les Anglais. D'où une certaine confusion.
(2) Des parachutistes US, venant de Grande Bretagne, devaient s'emparer de la base de la Sénia. Ils ne purent pas accomplir leur mission.
A noter que l'autorisation qui nous avait été donnée de nous replier devant des chars mais à condition de nous remettre périodiquement en position de tir équivalait, sur le terrain plat et désertique de la Sénia, à nous envoyer à l'abattoir.
(3) Comme quoi la morale des nations, fait place, lors de certains événements, à des arrangements de circonstances
A la suite de l'opération "Torch", l'armée d'AFN fut réorganisée et réequipée. Elle repartit au combat contre les Allemands. L'armée de l'air reçu des Spitfires, des P47, des Airacobras, des Maraudeurs et des P38. En juin 43 la mobilisation générale fut décrétée en AFN, puis, plus tard, en Corse.
Remarque : Au cours de l'année 1941 trois pilotes du 1/3 : Albert, Lefèvre et Durand avaient, au cours d'un exercice, quitté La Sénia et gagné Gibraltar avec leurs 520. Sur la demande des commissions d'armistice allemande et italienne le commandant du groupe fut relevé et le 1/3 devint le 3/3. Il reprit son appellation d'origine après le 8 nov.42 et devint, un peu plus tard, le groupe "Corse" ( équipé de Spitfires).
Après un séjour en Angleterre les trois pilotes furent affectés au" Normandie-Niemen". Albert est le second as français avec 23 victoires. Il vit aux Etats-Unis. Lefèvre est décédé à Moscou en juin 1944 après avoir été grièvement blessé. Durand a disparu en combat aérien en septembre 1943.
Après l'opération "Torch".
Avant de continuer le récit de mon itinéraire personnel je crois nécessaire d'expliquer ce qu'était la situation politique en AFN après le 8 novembre 1942.
En fait le climat était délétère. Désormais trois factions se disputaient le pouvoir :
1- Le général Giraud qui, prisonnier en Allemagne, s'était évadé et qui, suite à des promesses inconsidérées faites par les Américains, était arrivé pour prendre le commandement des troupes de débarquement. Mais, entre temps, les Américains avaient décidé, au grand dam de Giraud, de laisser le commandement à Eisenhower.
2- Le Général de Gaulle qui, à Londres, n'avait pas été tenu au courant des opérations qui se préparaient et appris le 8 novembre la nouvelle du débarquement.
Churchill s'accommodait de De Gaulle et parfois même venait à son aide. Par contre Roosevelt le détestait. Il voyait en lui un homme d'un orgueil insensé.
3- L'amiral Darlan. Celui-ci se trouvait, par le fait du hasard, à Alger le 8 novembre. Il était arrivé quelques jours avant pour voir son fils qui venait d'être hospitalisé. Darlan, chef d'état- major de la flotte, était un des adjoints de Pétain. Il prit l'initiative d'arrêter les combats entre Français et Anglo-US. Les combats cessèrent le 10 novembre Les Américains s'appuyèrent alors sur Darlan. Cependant sa position en AFN n'était pas du goût des gaullistes et des partisans du Comte de Paris, ce dernier nourrissant des projets de retour à un régime monarchique.
Darlan fut assassiné le 24 décembre 42 par un jeune étudiant algérois : Bonnier de la Chapelle. Personne ne sut vraiment qui avait inspiré cet acte. Bonnier de la Chapelle fut immédiatement arrêté, puis jugé précipitamment et exécuté le26.
En juin 43 de Gaulle arriva à Alger et partagea la pouvoir avec Giraud dans un comité de libération. Mais en octobre Giraud fut éliminé du comité et se cantonna dans des fonctions militaires.
Durant le même mois la mobilisation générale fut décrétée en AFN. L'armée d'Afrique rassembla environ 400.000 hommes (1) et fut réarmée par les Américains et les Anglais. Elle repris le combat, contre les Allemands et les Italiens, aux côtés des FFL. Numériquement celles-ci étaient en minorité par rapport à l'armée d'Afrique. Les relations n'étaient pas toujours amicales entre les deux armées. Cependant elles combattirent l'ennemi commun, d'abord en Tunisie, puis en Italie et enfin en France.
(1) Dont environ 200.000 à 250.000 tirailleurs Algériens, Marocains et Tunisiens, Tabors Marocains, etc.
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