Les angoisses du coureur de fond.
Je suis un homme âgé de quatre vingt trois ans et, comme tout un chacun, ce n'est pas sans nostalgie que je me souviens des années de ma jeunesse. Je pense tout particulièrement à mon séjour dans l'armée de l'air de 1939 à 1945. Durant cette période je n'ai rien fait d'exceptionnel, Je n'ai accompli aucune action d'éclat. Cependant puisque l'on dit que lorsqu'un homme disparaît c'est un livre qui se ferme je vais essayer, dans le présent document, de rapporter des anecdotes liées à des situations de la vie militaire de cette époque. Certaines sont comiques, voir cocasses, tandis que d'autres le sont moins. Je n'ai pas toujours apprécié la vie militaire. Cependant je vois dans celle-ci, tout au moins en ce qui concerne le personnel technique de l'armée de l'air, deux aspects positifs : camaraderie et maîtrise d'un métier.
Il m'est difficile de commencer le récit des péripéties de mon passage dans l'armée de l'air sans parler de mes débuts à l'Ecole des Apprentis Mécaniciens de Rochefort sur Mer. Et cela même si les "Aviateurs" (1) que, dans notre naïveté, nous pensions être, sont dans cet exposé un peu malmenés dans leur dignité.
Je suis entré à Rochefort le 16 avril 1939. En raison des risques de guerre la scolarité avait été réduite de 3 ans à 1 an et l'effectif total de l'école était passé à 3000 arpètes (mécaniciens avion et moteur, mécaniciens équipements, armuriers et radios).
Voici, ci dessous, le début de mes aventures (ou plutôt, dans le cas présent, de mes mésaventures) :
En 1939, dans toute l'armée française chacun rapportait que du bromure était versé dans le "quart de vin" qui, traditionnellement, accompagnait le repas des militaires, Une chanson s'intitulant Les "bromurés" avait d'ailleurs été composée. Pour des hommes éloignés de leur foyer cette médication aurait eu pour effet, disait-on, de calmer leurs ardeurs érotiques Fallait il accorder un crédit à ces assertions ?. La question reste posée. Pour nous, les arpètes un souci supplémentaire nous minait le corps et l'esprit Chez tous ces jeunes qui sortaient, pour la plupart, de leur milieu familial, se manifestait une certaine paresse intestinale Pour parer à cette difficulté les autorités médicales faisaient verser un laxatif dans notre nourriture. C'est du moins ce qu'on disait. Quoi qu'il en soit chaque nuit notre sommeil était perturbé par des cavalcades incessantes dans les escaliers de l'école et des courses éperdues vers les lieux d'aisance. Les élèves étant pourvus de sabots de bois le tapage nocturne était insupportable. Détail cocasse, par le plus malheureux des hasards les coureurs ensabottés qui arrivaient au rez de chaussée devaient, pour accéder aux WC, pantalon déjà sur les genoux, passer devant l'exaltante devise de Guynemer, inscrite en gros caractères sur le mur. "FAIRE FACE".
Le dimanche suivant mon arrivée à l'école j'assistais, avec les copains, dans l'amphithéâtre de la base à la projection d'un film particulièrement captivant qui s'intitulait, je crois, "Le Tigre du Bengale". C'était un classique qui, peut être, de nos jours, termine sa vie, au fond d'un placard, dans les archives de la nouvelle école. J'étais là, à admirer les rondeurs de l'héroïne du film, lorsque je ressentis les premières atteintes du mal qui répandait la déroute dans le camp des apprentis. Je quittais alors précipitamment la salle.
Comme il me semblait très aléatoire de chercher des lieux d'aisance sur place je tentai d'atteindre, dans un galop d'enfer, les latrines des casernements situés à environ 500 m de là. Chemin faisant je rencontrai, tout en courant, quelques anciens arpètes qui m'abreuvèrent de sarcasmes., Pas un bosquet, Pas une frondaison pour m'arrêter .... Cependant je progressais mais, au fur et à mesure que je m'approchais du but, mon abdomen se faisait de plus en plus pressant..
En arrivant sur les lieux de ma supposée délivrance je constatai avec angoisse que toutes les cabines étaient déjà occupées. Une file d'attente s'était formée. Certains ex constipés tambourinaient sans succès sur les portes derrière lesquelles nous entendions des bruits d'apocalypse. Vaincu par l'adversité je fus contraint, à mon corps défendant, comme beaucoup d'autres, à l'abdication de ma dignité et à la débâcle qui s'en suivit.
Voilà ce que furent mes piètres débuts dans l'armée de l'air, Tout cela n'a rien de très aéronautique.
(1) L'appellation d'"aviateur" était appliquée par les civils à tous ceux qui portaient l'uniforme de l'armée de l'air, qu'ils soient mécaniciens, cuisiniers ou pilotes. Cette méprise était d'ailleurs entretenue par beaucoup. Notre adjudant chef de compagnie (surnommé "Tartemolle" à cause de la forme de sa casquette) se chargeait quelquefois de remettre les choses à leur place. Ainsi un jour que nous avions, des camarades et moi, fait quelques conn… . il nous appela et nous dit "Vous allez me faire 15 jours de corvée de pilotage ". Devant notre air interdit il ajouta "Il s'agit de balayer les chiottes, cela vous donnera l'occasion de vous faire la main avec le manche à balais".
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