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Les Records Les records sont-il utiles ? |
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M Sadi-Lecointe nous dit ... |
Avant de clore notre enquête sur l'utilité des records, nous avons
voulu connaître l'opinion de Sadi-Lecointe, le célèbre champion
toujours sur la brèche qui, au cours de sa carrière, a détenu
vingt records du monde, dont quatorze de vitesse et six d'altitude.
Nous trouvons le sympathique pilote du Nieuport-Delage-Hispano-Suiza à
son domicile. Il nous reçoit avec la cordialité qui l'a rendu si
populaire. Nous lui posons notre question et il nous répond aussitôt,
en s'animant peu à peu :
Les records sont-ils utiles? Pouvez-vous le demander? Ils sont l'âme
même du sport. Supprimez le record, vous n'aurez plus d'émulation.
En aviation, plus que partout ailleurs il est indispensable, nécessaire
et, sans lui, soyez assuré que l'aéronautique n'aurait pas atteint
le point où elle se trouve.
Certes, il y a encore à faire, beaucoup à faire. Mais si vous
jetez un coup d'oeil sur le présent et le passé, je vous défie
de dire que celui-ci n'a pas été obtenu grâce à celui-là.
Demain, après-demain, nous sourirons des résultats qui nous émerveillent
aujourd'hui.
Je n'aime guère parler de moi, cela peut paraître prétentieux,
mais avouez que lorsque je réalisai une moyenne de 300 kilomètres
à l'heure, au cours du duel aussi farouche qu'amical que le regretté
Bernard de Romanet et moi nous livrions, tout le monde fut émerveillé.
On croyait avoir presque atteint le maximum. C'était il y a dix ans.
Or, maintenant, on a plus que doublé cette allure. Pensez-vous que si
le record n'existait pas, on en serait arrivé là?
Le record permet de lutter contre un adversaire qui ne saurait être victime
d'une défaillance, tandis que dans un match on peut avoir plus de chance
que son rival sans lui être supérieur.
Pendant longtemps, j'ai été frustré par Callizo du record
du monde d'altitude, mais j'étais certain de la fraude. Je savais ce
que j'avais dû donner de tout mon être pour dépasser les
11.000 mètres et quel entraînement j'avais été obligé
de suivre. Mais les résultats officiels étaient là. Fort
heureusement, la justice immanente intervint et fit découvrir le pot
aux roses.
Si le record n'existait pas, il faudrait l'inventer. C'est lui qui est à
l'avant-garde du progrès, c'est par lui que les ingénieurs sont
sans cesse tenus en haleine. Ils tirent des résultats donnés par
le matériel de leurs confrères des enseignements leur permettant
de perfectionner tel ou tel dispositif et d'améliorer leurs conceptions.
En aviation, toutefois, j'avoue qu'on a tort d'admettre autant de records. J'ai
l'air de soutenir le contraire de ce que je viens de vous dire, n'en croyez
rien.
Je prétends qu'il y a quatre records-types : la vitesse, l'altitude,
la distance et la durée. Or, on en reconnaît plus de cent. Trouvez-vous
que cela soit spécialement indispensable? Autour des quatre vedettes,
il n'y a que de la figuration mutile.
La vitesse est la première des conditions requises pour un avion, la
distance vient après, l'altitude suit et, selon moi, la durée
ferme la marche, car si vous avez un avion rapide qui peut couvrir de longues
distances en ligne droite, vous aurez un engin autrement plus intéressant
que celui qui tiendra pendant des heures et des jours en se contentant de tourner
autour d'un circuit tranquille. Rappelez-vous d'ailleurs que nous avons vu de
ces machines endurantes qui n'ont jamais rien fait dans les voyages. De même
que dans la catégorie des records avec charge, nous avons enregistré
des exploits à l'actif d'appareils qui, par la suite, ne firent plus
parler d'eux, et pour cause.
C'est contre ces records avec charge que je m'insurge. La plupart ne signifient
rien. Certains sont utiles, mais croyez-vous qu'il soit nécessaire de
les révéler à la foule? Que ces performances fassent partie
des conditions de réception, soit, mais à quoi bon les habiller
du titre pompeux de records?
Nous en connaissons tous qu'on pourrait sans inconvénient supprimer du
palmarès. Pour ma part, j'aimerais mieux voir la France posséder
quatre records seulement : vitesse, altitude, durée, distance, qu'une
soixantaine peu probants. Et puis est-il admissible qu'au cours d'un seul et
même vol, on réussisse à s'attribuer huit, dix ou douze
records à la fois?
Je reste convaincu que l'aviation qui détiendrait les quatre records-types
pour avions et pour hydravions serait certainement supérieure à
celle qui aurait tous les autres, inscrits au palmarès.
D'autant plus qu'on arrive à enregistrer des performances bizarres :
des appareils qui battent des records avec 500 ou 1.000 kilos de charge, figurés
par des lingots de plomb, seraient incapables de vous laisser une place pour
emporter une brosse à dents dans un voyage ordinaire.
N'est-ce pas prouver l'inutilité de ces soi-disant exploits, puisque
le record doit avoir, avant tout, une portée, sinon, il manque totalement
d'intérêt?
Je considère que dans l'état actuel de l'aviation, la Fédération
Aéronautique Internationale se devrait d'effectuer une refonte complète
du palmarès. Sans record, il n'y a pas de progrès possible, mais
encore ne faut-il pas en mettre partout, à tort et à travers.
Il est nécessaire que le titre de recordman du monde réponde à
un exploit qui frappe vraiment les masses. Il y en a tant que ceux qui ont du
mérite disparaissent dans la multitude. On voit des jeunes pilotes, frais
émoulus de l'école, avec un brevet tout neuf, s'offrir le luxe
de battre un record du monde. Je ne veux pas dire par là que ces pilotes
sont sans qualité, mais je préférerais voir leur qualité
se manifester au cours de vols plus décisifs.
Le record, je vous le répète, est le grand fabricant de progrès.
Chacun donne une multitude de conclusions d'où sortiront des perfectionnements.
C'est grâce au record d'aujourd'hui, qui est l'exception, que.l'on créera
le normal de demain. Avant longtemps, les avions de transport voleront à
300 à l'heure, de onze à douze ans après le premier vol
réalisé à cette allure, de même qu'en 1940, ou même
avant, le 600 à l'heure sera devenu une moyenne habituelle.
C'est mon respect pour le record qui me fait désirer qu'on supprime la
quantité afin de ne conserver que la qualité : l'aviation y gagnera
et, pour les pilotes détenteurs, être recordman du monde sera un
véritable titre de noblesse.
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L'Air n° 290 du 1er décembre 1931 |
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